Les articles de la SCHPM présentent des travaux de recherche en histoire et en philosophie des mathématiques à la communauté mathématique élargie. Les auteurs sont membres de la Société canadienne d’histoire et de philosophie des mathématiques (SCHPM). Vos commentaires et suggestions sont les bienvenus; ils peuvent être adressés aux rédacteurs:
Amy Ackerberg-Hastings, chercheuse indépendante (aackerbe@verizon.net)
Nicolas Fillion, Simon Fraser University (nfillion@sfu.ca)
Deux courants des mathématiques modernes se sont rejoints dans l’ouvrage de Robert Simson intitulé The Elements of Euclid [11] (Les Éléments d’Euclide), publié en 1756 : les efforts visant à compiler des éditions faisant autorité des Elements of Geometry d’Euclide et l’adoption des Elements d’Euclide comme manuel universitaire, qui a supplanté les ouvrages sur la géométrie pratique ainsi que les manuels de synthèse couvrant toutes les matières mathématiques standard. Simson (1687-1768, figure 1) a passé toute sa carrière à l’université de Glasgow, où il s’est notamment efforcé de restaurer les versions originales des ouvrages grecs anciens, en particulier les traités d’Apollonius (vers 262-190 avant J.-C.) et d’Euclide (vers 325-265 avant J.-C.). Il pensait pouvoir déduire ce que ces auteurs avaient dit avant que leurs mots ne soient corrompus par la copie et la traduction, principalement en utilisant les méthodes de preuve de la Grèce antique connues sous le nom d’analyse et de synthèse [2]. The Elements of Euclid ont été publiés simultanément en anglais et en latin (figure 2), ce qui était l’un des nombreux signes dans le texte indiquant que Simson se considérait comme un chercheur historique sérieux.
Figure 1. Portrait de Robert Simson peint en 1770 par William Cochrane d’après un portrait réalisé en 1746 par Peter De Nune. Galerie d’art Hunterian, Université de Glasgow, GLAHA:44313.
Les éditeurs ultérieurs d’Euclide, tels que Thomas Heath (1861-1940), ont reconnu la valeur du travail éditorial de Simson, même si son objectif ultime de recréer fidèlement ces textes était irréaliste, les versions les plus anciennes qui nous soient parvenues datant de plusieurs siècles après la mort de leurs auteurs. Les lecteurs de Simson étaient toutefois beaucoup plus intéressés par la manière dont The Elements of Euclide pouvaient changer l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie euclidienne. Les exemplaires en anglais se vendirent immédiatement en beaucoup plus grand nombre que ceux en latin, et en 1762, l’éditeur commença à commercialiser une version plus petite et moins chère, encore mieux adaptée aux étudiants de l’enseignement supérieur et secondaire [4]. Le manuel a été traduit en portugais, en espagnol, en français et en allemand, et il a été réimprimé au moins 70 fois, dont 26 fois en Grande-Bretagne avant 1780 et 12 fois aux États-Unis au début du XIXe siècle. De plus, on lui attribue le mérite d’avoir servi de point de départ à la plupart des autres éditeurs des Elements d’Euclide jusqu’au XXe siècle [5].
Figure 2. Les pages de titre en anglais et en latin de The Elements of Euclid (1756). Archive Internet.
On ignore quand le manuel de Simson est arrivé au Canada. Les prêtres jésuites ont été les premiers à enseigner les mathématiques, à l’aide de livres et de manuscrits français, au Québec aux XVIIe et XVIIIe siècles [6]. Thomas Archibald et Louis Charbonneau ont rapporté que la plupart des manuels de mathématiques en anglais étaient importés de Grande-Bretagne et des États-Unis jusqu’aux années 1850, bien que quelques ouvrages d’arithmétique aient été réimprimés au Canada. Ils ont également noté qu’un manuel anonyme de géométrie élémentaire en français, préparé en 1853 pour le Collège nautique du Canada, consistait en une traduction partielle du livre I des Elements d’Euclide [3]. Des recherches dans les catalogues Voilá, Aurora et University of Toronto (UT) ont permis de découvrir plusieurs exemplaires imprimés du volume complet de Simson datant du XVIIIe siècle, dispersés dans différentes universités canadiennes, mais la plupart des archives n’indiquent pas si ces livres ont été utilisés pour l’enseignement ou s’ils ont été acquis ultérieurement par donation ou achat. Les notes de provenance sur deux des sixièmes éditions de 1781 de l’UT, qui indiquent que l’une a été utilisée par le politicien irlandais Quintin Dick (1777-1858) lorsqu’il était étudiant au Trinity College de Dublin et que l’autre a été offerte au politicien écossais Andrew Bannatyne (1798-1871) par le mathématicien d’Édimbourg Dugald Stewart (1753-1823) en 1811 — suggèrent que la plupart des volumes sont probablement arrivés dans les bibliothèques qui les conservent aujourd’hui par ce dernier moyen d’acquisition.
Comme indiqué ci-dessus, bien que The Elements of Euclid soit resté une source importante pour l’analyse savante des Elements d’Euclide jusqu’au début du XXe siècle, il a été progressivement supplanté dans les cours de géométrie britanniques et américains par Elements of Geometry de John Playfair (1795), les traductions des Éléments de géométrie d’Adrien-Marie Legendre (1794) et divers dérivés de ces manuels. Au milieu du XIXe siècle, il était rare de trouver le livre de Simson dans une école secondaire ou un collège. Il est donc remarquable que, peu après la Confédération, deux éditeurs torontois aient étendu l’influence de Simson au Canada en réimprimant deux manuels de géométrie du début du XIXe siècle basés sur The Elements of Euclid [9 ; 13 ; figure 3].
Figure 3. Pages de titre des éditions canadiennes de l’ouvrage Euclid’s Elements of Geometry (Les Éléments de géométrie d’Euclide) de Young et Potts (1871 et 1876). Archive Internet.
On sait peu de choses sur Francis Young, si ce n’est qu’il était enseignant à la St. Edmund’s School of Kingsbridge, dans le Devon, en Angleterre, et qu’il a produit au moins deux séries de manuels scolaires pour Routledge au milieu du XIXe siècle : Routledge’s Educational Manuals et The Class and Home-Lesson Books [12]. Il semble qu’il s’agissait de petits volumes de 65 à 80 pages. Le premier ouvrage à paraître dans la section mathématique des Routledge’s Educational Manuals était Euclid’s Elements of Geometry, Book I, Based on Simson’s Text with Explanatory Remarks (1858). La réédition de 1871 par James Campbell & Son s’ouvre sur un bref historique de la géométrie, indique à tort que la date de publication des Elements d’Euclide est 1758-1759 et la décrit comme remplacée par la « précieuse édition annotée » de Robert Potts, qui réapparaîtra ci-dessous [13, pp. iii-iv]. Le texte consacre plusieurs pages aux définitions et présente les trois postulats et les 12 axiomes de Simson. De même, les 48 propositions du Livre I sont présentées, mais les preuves sont réorganisées en étapes numérotées (figure 4).
Figure 4. Young a apparemment ajouté cette division des définitions de Simson en sections (p. 1) ainsi que la numérotation des étapes des démonstrations, comme dans I.9 (p. 27), qui étaient présentées sous forme de paragraphes en prose dans The Elements of Euclid et de nombreux autres manuels de géométrie. Archive Internet.
Robert Potts (1805-1885) est devenu tuteur privé à l’université de Cambridge après avoir obtenu un BA (25e wrangler) en 1832 et une MA en 1835 au Trinity College. Il a édité The Elements of Euclid pour les académies en 1845 et a adapté le livre aux écoles l’année suivante en le destinant aux « classes juniors des écoles publiques et privées ». Euclid’s Elements of Geometry: The First Six Books, Chiefly from the Text of Dr. Simson fut réimprimé au moins cinq fois à Londres [7] ; les éditeurs américains ont commencé à publier l’ouvrage en 1871 [8] ; et Adam Miller & Company à Toronto l’a repris en 1876, imprimant à la fois une version complète du texte (basée sur les troisième et cinquième éditions de Potts, respectivement de 1850 et 1863) et une version abrégée ne contenant que le livre I [9 ; 10]. Les définitions, axiomes, postulats et propositions semblent provenir directement de l’ouvrage de Simson, mais Potts a ajouté de nombreuses notes à la fin de chaque livre (par exemple, quatre pages sur les définitions du livre I). Il a également fourni de nombreuses questions pour approfondir la compréhension des élèves, rédigé un essai intitulé « On the Ancient Geometrical Analysis » (à ce stade, j’avoue que je me suis demandée quel genre d’adolescent pouvait encore suivre Potts) et inclus des problèmes analytiques, des propositions supplémentaires et des exercices géométriques à prouver par les élèves (figure 5). Par exemple, le livre I comportait à lui seul 38 pages de matériel supplémentaire, tandis que 20 pages étaient ajoutées au livre II. Les livres XI et XII figuraient également dans le texte, bien qu’ils n’aient jamais été mentionnés sur les pages de titre de Potts. Venaient ensuite des indices et des explications pour les exercices géométriques. L’éditeur a probablement inséré des questions d’examen de l’université de Toronto, qui ne figurent pas dans les versions imprimées à Londres et à New York. Enfin, il y avait un index des exercices géométriques qui avaient été utilisés lors des examens dans les collèges de l’université de Cambridge.
Figure 5. Problèmes analytiques de Potts pour le livre I (p. 68) et première page des questions d’examen de l’Université de Toronto (annexe, p. 1). Archive Internet.
Pour décrire et expliquer de manière exhaustive l’utilisation du manuel de Simson au Canada, il faudrait effectuer un travail considérable dans les archives religieuses et éducatives : que disent les registres scolaires et ministériels sur la période et les lieux où The Elements of Euclid était un manuel obligatoire ? Quels enseignants ou professeurs ont évoqué leur enseignement de la géométrie dans leur correspondance et leurs articles ? D’anciens élèves ont-ils mentionné leurs expériences en classe à des membres de leur famille ou à des collègues ? Quels changements dans le contenu et les philosophies d’enseignement sont révélés par la comparaison ligne par ligne des textes ? Comment les annotations manuscrites sur les exemplaires qui ont survécu indiquent-elles les sujets abordés et la rapidité avec laquelle ils l’ont été ? Des questions comme celles-ci sur Robert Simson aux États-Unis m’ont conduit à rédiger ma thèse [1] et à mener une carrière consacrée à la compréhension de l’histoire de l’enseignement des mathématiques, qui s’étend désormais sur plus de trente ans… et qui a inclus l’analyse de dizaines de manuels de géométrie aussi excentriques qu’intellectuels.
Références
[1] Ackerberg-Hastings, Amy. (2000) Mathematics is a Gentleman’s Art: Analysis and Synthesis in American College Geometry Teaching, 1790–1840. Ph.D. diss., Iowa State University.
[2] Ackerberg-Hastings, Amy. (2023) Analysis and Synthesis in Robert Simson’s The Elements of Euclid. In Research in History and Philosophy of Mathematics: The CSHPM 2021 Volume, edited by Maria Zack and David Waszek, 133–147. Annals of the Canadian Society for History and Philosophy of Mathematics. Birkhäuser.
[3] Archibald, Thomas, and Louis Charbonneau. (1995) Mathematics in Canada before 1945: A preliminary survey. In Mathematics in Canada, edited by Peter Fillmore, vol. 1, 1–90. Ottawa: Canadian Mathematical Society. Reprinted (2005) in Mathematics and the Historian’s Craft: The Kenneth O. May Lectures, edited by Glen Van Brummelen and Michael Kinyon, 141–182. CMS Books in Mathematics. New York: Springer.
[4] Burnett, John. (1983) Robert Simson’s Euclid and the Foulis Press. Bibliotheck 11, 136–148.
[5] Gibson, G. A. (1927–1929) Sketch of the History of Mathematics in Scotland to the end of the 18th Century. Proceedings of the Edinburgh Mathematical Society 2nd ser., 1, 1–18, 71–93.
[6] Orenstein, David. (2007) The Archival Record of Mathematical Sciences in Nouvell-France and Bas-Canada. Proceedings of the Canadian Society for History and Philosophy of Mathematics 20, 200–204.
[7] Potts, Robert (1859) Euclid’s Elements of Geometry: The First Six Books, Chiefly from the Text of Dr. Simson: The School Edition. 5th ed. London: John W. Parker and Son.
[8] Potts, Robert (1871) Euclid’s Elements of Geometry: The First Six Books, Chiefly from the Text of Dr. Simson. Reprint of 1859 5th edition. New York: John F. Trow.
[9] Potts, Robert. (1876a) Euclid’s Elements of Geometry: The First Six Books, Chiefly from the Text of Dr. Simson. Reprint of the 1863 printing of the 5th edition. Toronto: Adam Miller & Co.
[10] Potts, Robert. (1876b) Euclid’s Elements of Geometry: Book I. Toronto: Adam Miller & Co.
[11] Simson, Robert. (1756) The Elements of Euclid, viz. The First Six Books, Together with the Eleventh and Twelfth. Glasgow: Robert and Andrew Foulis. Simultaneously published in Latin as Euclidis Elementorum, Libri Priores Sex, Item Undecimus et Duodecimis. Glasgow: Robert and Andrew Foulis.
[12] Young, Francis. (1858) Scripture History: The Pentateuch. Routledge’s Educational Manuals. London: Routledge & Co.
[13] Young, Francis. (1871) Euclid’s Elements of Geometry, Book I, Based on Simson’s Text with Explanatory Remarks. Toronto: James Campbell & Son.
Amy Ackerberg-Hastings is co-editor of CSHPM Notes, Content Editor of the CSHPM Bulletin, and co-editor of MAA Convergence. She has written numerous articles on Robert Simson, John Playfair, and the use of their geometry textbooks in Scotland and the United States.
